Par le Prêtre Hervé Zebrowski
Sur la route qui va vers le Nord, cinq hommes graves et silencieux roulaient à bord d’une Land Rover blanche. Ce mardi 22 mars 1977, à Brazzaville, la journée avait été étouffante. Il était environ 18 heures et, dans le court crépuscule tropical, l’ombre qui gagnait les faubourgs de la ville désertée par le strict couvre-feu apportait un peu de fraîcheur.
Le Land Rover dépassa le lieu-dit Massengo, du nom du sculpteur sur bois habitant cet endroit. Seul le prisonnier savait qu’il devait mourir. Le parachutiste et le policier qui l’accompagnaient, armés de leurs pistolets mitrailleurs, n’avaient cependant pas reçu mission de l’exécuter. Ils avaient des instructions très précises du chef de la police et des armées. Le chauffeur Yoka et le sergent Mamoye, eux, ignoraient tout de la destination du véhicule. Devaient-ils conduire le prisonnier jusque dans le Nord afin de le garder et de le soustraire à toute influence ? Pourquoi avaient-ils eux-mêmes été spécifiquement désignés pour accompagner ce funeste convoi ? Le doux visage du prisonnier ne laissait rien paraître hormis une profonde tristesse et chacun sentait bien dans la voiture toute l’intensité de sa prière. Le véhicule dépassa le petit bourg de Djiri qui marquait la fin de l’agglomération.
Poursuivant sa route vers le Nord, quelques kilomètres après la sortie de la ville, le parachutiste intima au chauffeur Yoka l’ordre de tourner à droite. Le véhicule s’engagea alors sur un chemin à peine tracé. Puis il le somma de stopper dans la plaine, au pied de la montagne. L’ombre grandissait, quelques étoiles se levaient dans un ciel d’une nuit de lune montante. D’un ton sec et sans autres commentaires le parachutiste commanda au prisonnier de descendre du véhicule. Outre son pistolet mitrailleur, il avait un appareil radio d’une portée de 10 Km environ de type RPP8. Puis il l’enjoignit de marcher devant, en direction de la montagne. Il ordonna à tout le groupe de le suivre. Le rythme de la marche de ces soldats était rapide et le prisonnier sentant cette présence pressante dans son dos marchait devant, du même pas, conformément à l’ordre reçu.
« Mais pourquoi viennent –ils me tuer là ? » pensait-il.
Bien sûr l’endroit était désert et personne jamais ne gravissait cette montagne. « Ils finiront bien par trouver mon corps un jour, à moins qu’il ne soit dévoré par des bêtes sauvages et ils trouveront une histoire pour éclairer ma présence en ce lieu et justifier ainsi tous leurs crimes dont je porterai alors la responsabilité ».
Depuis longtemps le prisonnier avait accepté de donner sa vie. Mais à quoi pense-t-on lorsque l’on sait qu’on va mourir ? Fuir en courant mais vers où ? Le prisonnier avait cinquante ans. Ses geôliers avaient vingt ans de moins que lui, c’étaient des soldats entraînés. Le prisonnier savait sa mort imminente mais il savait surtout que les hommes n’oseraient pas l’abattre en le regardant. C’était dans le dos qu’ils le tueraient.
Après environ une demi-heure de marche rapide, le parachutiste donna l’ordre de s’arrêter, le groupe était essoufflé. Puis le parachutiste interrogea vivement le prisonnier : « Pourquoi as-tu tué Marien ? C’est Alphonse qui nous l’a dit. »
Le prisonnier se retourna, il regarda longuement le groupe et plus particulièrement le parachutiste. Puis avec un haussement d’épaule, sans un mot il reprit sa marche, sachant qu’il devait mourir. C’est alors que le parachutiste dit au policier : « A toi de jouer maintenant ».
Une rafale de mitrailleuse déchira le silence. Le prisonnier tomba à genoux, il ouvrit les bras et s’écria : « Seigneur. » Quelques secondes après il s’effondra. Il était toujours vivant, épuisé par la marche, pétrifié par la mort qu’il avait entendue mais qui ne l’avait pas frappé. Le parachutiste et le policier s’approchèrent de lui et constatèrent qu’il était toujours en vie, qu’il n’y avait pas eu d’accident de tir. En effet le policier savait qu’il ne devait pas toucher sa cible, mais feindre une exécution afin de construire une légende et ainsi instaurer l’effroi et le doute en chacun. Le parachutiste s’empara de son appareil radio et comme convenu appela son chef : « C’est un sorcier, dit-il, les balles ne le touchent pas, on ne peut pas le tuer. » Une voix répliqua : « Ramenez-le à l’Etat-major. »
Le chauffeur Yoka et le sergent Mamoye soulevèrent le prisonnier, ce dernier anéanti ne tenait plus sur ses jambes après cette longue marche et cette épreuve effrayante de la mort. Titubant, soutenu par les deux hommes, il arriva jusqu’au Land Rover. Là il fut jeté sur le plancher à l’arrière du véhicule. Le sergent Mamoye s’assit seul à l’arrière, le prisonnier étendu à ses pieds. Le parachutiste et le policier montèrent, eux, à côté du chauffeur dans la cabine, honteux du geste qu’ils venaient de commettre et n’osant affronter la proximité du prisonnier et encore moins le risque de croiser son regard.
Le Land Rover rebroussa chemin en direction de la ville. Exténué, gisant sur le plancher, le prisonnier savait qu’il devait mourir et que ce n’était là qu’un supplice qu’on venait de lui infliger. Mais comment donc avaient-ils décidé de le tuer ? Ainsi ce n’était pas fini, il lui fallait encore affronter ce temps de la mort dans des conditions sans doute bien pires qu’une rafale de mitrailleuse dans le dos en regardant les étoiles. Le prisonnier connaissait bien, très bien, trop bien les profondeurs de l’âme du chef de la police et de l’armée de son pays. Mieux que personne il connaissait sa cruauté et à cet instant, tout particulièrement, il pensait et priait avec son frère Alphonse qui, dans un autre lieu sordide de la ville, lui aussi subissait d’autres tortures, sentant en sa bouche le goût du sang et de sa mort inéluctable.
Dans la position où il se trouvait, le prisonnier ne pouvait observer la route du retour. Cependant il la connaissait bien cette route et il n’espérait qu’une seule chose, c’est que surtout, surtout, le véhicule ne s’arrête pas devant l’entrée du cimetière d’Itatolo, ce lieu terrible où, il le savait, tant d’horreurs se commettaient. Dans sa tête il suivait le trajet du véhicule, il sut quand ils entrèrent dans la ville au bourg de DJiri et il sut quand ils passèrent devant la case de Massengo.
Quelques kilomètres plus loin le véhicule ralentit. Le cœur du prisonnier se mit à battre plus fort, son effroi grandissait, sa prière s’intensifiait pour garder son sang-froid et contenir sa peur. Le Land Rover roula quelques centaines de mètres à faible allure puis stoppa au milieu d’un grand brouhaha sous une lumière crue. Des ordres claquèrent, épouvanté il comprit alors qu’il était devant le cimetière d’Itatolo. Ordre fut donné à Yoka d’y pénétrer. Tournant à droite le véhicule roula quelques dizaines de mètres puis s’arrêta.
Des soldats vinrent ouvrir la porte à l’arrière du véhicule, le sergent Mamoye aida le prisonnier à se relever. Avec brutalité, les soldats s’emparèrent de lui. Il découvrait alors la sombre scène où la mort l’attendait. Il savait qu’elle serait atroce, longue, des plus effrayantes qu’un homme puisse imaginer dans ses songes les plus ténébreux : mourir enterré vivant dans sa tombe. Il savait tout de ces rites d’un autre âge. De nombreux soldats se trouvaient devant une fosse ouverte puissamment éclairée. Le prisonnier restait digne et silencieux, seuls quelques réflexes de survie témoignaient de sa résistance. Il fut jeté dans la fosse et s’efforça de se relever mais en fut dissuadé par une rafale de mitrailleuse. Il resta tapi au fond de la tombe tandis qu’il sentait les chocs lourds et rapides de la terre que l’on jetait sur son corps et dont les grondements étaient couverts par un concert sinistre de chants guerriers scandant blasphèmes et accusations. Les hommes étaient nombreux.
Rapidement la sépulture s’emplissait, emprisonnant peu à peu tout son corps. Tandis qu’il serrait de sa main droite sa grande croix d’argent sur sa poitrine, de sa main gauche il s’efforçait de repousser le linceul pesant qui l’ensevelissait pour encore un peu, quelques instants, respirer. Puis très vite son bras gauche, à son tour, fut enserré et se figea au-dessus de son visage. Son corps tout entier s’immobilisa. Dans un ultime réflexe pour aspirer un peu d’air il ouvrit la bouche. Elle s’emplit de terre. Le poids du remblai l’écrasait. Le silence se fit.
Suffoquant, étreignant sa croix, il s’abandonna dans son ultime prière. Combien de temps dure le temps avant qu’il ne s’arrête pour faire place à l’éternité ? Une minute ? Deux minutes ? Quatre minutes ? Puis ce fut la fin. Le Cardinal Emile Biayenda entrait dans un tunnel de lumière empli d’indicible douceur et de bienveillante tendresse. En enterrant vivant le Cardinal Emile Biayenda nommé par Paul VI, Denis Sassou Nguesso, alors Chef des armées et de la police, déclarait la guerre au Vatican en Mars 1977. Au Congo-Brazzaville, pays peuplé de 4 millions d’âmes, immensément riche, le thanatocrate s’est accaparé la totalité de cette richesse en terrorisant son peuple et en le réduisant à la misère et au désespoir. Les témoignages posthumes complémentaires ci-dessous d’Ernest Kombo, fils spirituel du Cardinal et premier prêtre ordonné par le Cardinal. {- Ils ont tué Biayenda parce que c’était un saint. Un homme qui portait l’évangile, un homme qui était l’évangile. Un homme qui transformait les cœurs les plus endurcis. Vois-tu, Hervé, Biayenda a réussi là où moi-même j’ai échoué. En 1977, il avait réussi à toucher le cœur de deux de nos dirigeants d’alors : le président Marien Ngouabi et l’ancien président Massamba Débat. Il avait convaincu en profondeur ces deux chefs du Congo, profondément choqués et perdus par l’échec total des 17 premières années d’indépendance, de se convertir vraiment à Christ. Il les avait convaincus d’abandonner la voie du communisme et du matérialisme dans laquelle s’était engagé le Congo. « Seul Jésus pourra vous permettre de sauver notre peuple » leur avait-il dit avec toute sa foi. Sous le regard du cardinal, Ngouabi et Massamba Débat définirent secrètement une nouvelle constitution qui entendait sortir le Congo de l’impasse du communisme.
Le cardinal avait béni ce projet de constitution. Mais au Congo le malin est puissant et il veille. Un homme, le plus fort d’entre nous entretient des relations avec ces puissances du mal ; Cet homme fut informé du projet. Il s’assura du soutien des forces cubaines alors présentes au Congo communiste pour tuer le projet. C’est ainsi que Marien Ngouabi et Massamba Debat furent assassinés par quelques congolais voués aux forces de la mort.
Ils se saisirent du Cardinal Biayenda et l’emmenèrent jusqu’au cimetière, qui est l’un des lieux privilégiés où ils célèbrent et appellent les forces du mal. Ces cérémonies sont toujours nocturnes. Une tombe y était creusée. Le chef des forces du Mal ordonna à Biayenda de s’y coucher. Une rafale de mitrailleuse fut tirée à côté pour l’effrayer et afin qu’il s’exécute, mais le cardinal refusa. Il fut brutalement jeté dans sa tombe, là, il s’agenouilla et pria, tandis que les forces du Mal, sous le regard de leur grand chef, psalmodiaient lentement leurs incantations que le diable entend, tout en remplissant la fosse. C’est deux jours après seulement que le cardinal fut retrouvé dans cette tombe. Il était à genoux, sa main droite loin de son visage, mais à hauteur de son visage.
Je sais qu’en cette dernière qui fut la sienne, il bénissait ces hommes perdus et terrifiés, à qui il fit face jusqu’au bout. « Seigneur, pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ». Ce fut la dernière prière d’Emile Biayenda. – Comment avez-vous appris ce qui s’est passé cette nuit-là ? – A l’époque, j’avais choisi de travailler dans la fonction publique car là se trouvait l’élite du pays. Là je pouvais exercer une pastorale efficace, enracinée au cœur de la pâte humaine qui s’efforçait de construire le Congo moderne. Vois-tu, j’appartiens à une génération qui avait été touchée par l’expérience des prêtres-ouvriers en France. En ma qualité de prêtre, beaucoup d’hommes venaient se confier à moi. Quelques-uns de ces hommes perdus, soldats et fonctionnaires, terrifiés par le geste qu’ils avaient commis, bouleversés par la prière du cardinal à genoux dans cette fosse, sont venus me confier leur crime insupportable. – C’est pour cette raison que Jean Paul II vous a nommé évêque en 1980 ? Pour vous donner du poids et mieux combattre le Khani ? – Oui, sans doute. Dès que j’ai connu les circonstances exactes de ce crime, je m’en suis ouvert à Monseigneur Firmin Singha, l’ami le plus proche du cardinal. Ils s’aimaient ces deux hommes, ils avaient le même âge, ils étaient l’un et l’autre mes guides, mes pères spirituels, à la source même de ma vocation sacerdotale. Monseigneur Singha a su informer le Vatican. Il y était écouté parce qu’on le savait très proche du cardinal. – Mais où est Monseigneur Singha aujourd’hui ? – Il est mort en 1993 alors qu’il était évêque de Pointe Noire. – Mais de quoi est-il mort ? – Il est mort empoisonné. – Empoisonné par les hommes du Khani ? – Oui, par les hommes du Khani. – Mais le Khani, il avait été chassé du pouvoir par vous-même en 1991 lorsque vous aviez pris la tête du pays afin d’organiser l’alternance démocratique ? – C’est exact. Mais le Khani n’était pas mort. Il était là, présent au Congo, et il continuait son œuvre de division et de mort. Il a même réussi à troubler et s’allier certaines consciences sacerdotales. Le Khani m’avait « driblé »}.
Par le Prêtre Hervé Zebrowski dans ses deux ouvrages relatifs à la mort du Cardinal Biayenda.