Au sujet de la traite négrière, une question demeure taboue et divise les intelligentsia africaine et afro-américaine: la responsabilité des Africains eux-mêmes dans le commerce de leurs semblables.
Le 27 avril dernier, pour la première fois un pays africain, le Sénégal, rendait hommage aux victimes de la traite négrière. La date de cette commémoration, qui se veut désormais annuelle, n’a pas été choisie au hasard: elle correspond à celle de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, le 27 avril 1848. Des poèmes ont été lus, des discours prononcés et des fleurs ont été jetées d’un bateau effectuant la traversée entre Dakar et l’île de Gorée, haut-lieu de ce trafic ignoble dont la «Maison des Esclaves» et sa porte béante ouverte sur l’océan Atlantique rappelle douloureusement ces départs sans retour.
«Le pardon de l’Afrique à l’Afrique»
Cependant, à lire les discours et déclarations faites pour l’occasion, on s’aperçoit qu’aucun n’a osé s’aventurer sur ce qui constitue la part d’ombre de ce commerce: le rôle des Africains eux-mêmes. Revenons un peu en arrière pour mieux comprendre les termes du débat et les passions qu’il suscite.
En octobre 2003, les évêques africains réunis à Gorée au Sénégal publiaient une déclaration dans laquelle ils demandaient «le pardon de l’Afrique à l’Afrique». On pouvait y lire les mots suivants:
«Commençons donc par avouer notre part de responsabilité dans la vente et l’achat de l’Homme Noir, hier et aujourd’hui… Nos pères ont pris part à l’histoire d’ignominie qu’a été celle de la traite et de l’esclavage noir. Ils ont été vendeurs dans l’ignoble traite atlantique et transsaharienne…»
Cette déclaration venait après celle du pape Jean-Paul II qui, en 1985 à Yaoundé, au nom des Catholiques de l’Occident, avait demandé pardon «à nos frères africains qui ont tant souffert de la traite des Noirs», message qu’il reprit dix ans plus tard à Rome en implorant «le pardon du ciel pour le honteux commerce d’esclaves auquel participèrent de nombreux chrétiens».
Comme l’explique Jean Mpisi dans son livre consacré au sujet Les évêques africains et la traite négrière: le pardon de l’Afrique à l’Afrique, pour ces évêques, «la démarche est double, dénoncer le crime de l’esclavage et appeler les peuples d’Afrique à avouer et d’assumer l’implication de leurs ancêtres dans le trafic d’esclaves.»
En fait, la prise de position des évêques n’était pas sans précédent: en 1999 déjà, le président Matthieu Kérékou du Bénin avait étonné son public en tombant à genoux devant une congrégation noire de Baltimore et demander pardon aux Africains-Américains et à toute la diaspora pour le rôle «honteux» que les Africains ont joué durant la traite.
Les historiens africains nient en bloc
La déclaration des évêques provoqua l’ire de l’intelligentsia africaine, en particulier celle de ses historiens. Pour eux, il n’y a pas débat; les Africains n’ont participé ni de près ni de loin à la traite. La seule concession faite sur cette question est que les —rares— Africains qui y ont effectivement pris part l’ont fait à leur corps défendant, contraints et forcés. Les évêques furent accusés de «négationnisme», leur déclaration n’étant rien d’autre qu’une «culpabilisation des pauvres peuples noirs d’Afrique» comme l’écrivit l’un d’eux dans un dossier spécial publié pour l’occasion par la revue Afrique Education en novembre 2003. Citons à ce sujet Elikia Mbokolo:
«Dans l’histoire de l’Afrique, il n’y a pas de place pour le « négationnisme ». Faute de pouvoir nier ce trafic, les négriers ont d’abord cherché à en minimiser l’importance. Et puis, surtout, ils ont voulu le justifier. C’est ainsi qu’est née la légende que certains, par ignorance ou de mauvaise foi, continuent de divulguer et que reprennent aujourd’hui des évêques africains: ce seraient les Noirs d’Afrique eux-mêmes qui auraient vendu leurs propres frères! […] La déclaration des évêques est un mauvais coup pour l’Afrique.»
Cette réaction des historiens n’est pas surprenante. Evoquer le rôle des Africains dans la traite suscite soit un silence gêné —Christiane Taubira dont la loi française du 21 mai 2001 stipulant que «la traite et l’esclavage dont ont été victimes les Noirs constituent « un crime contre l’humanité »» porte le nom, avait en son temps, lors d’une session ordinaire de l’Assemblée nationale béninoise, fustigé «le silence coupable» des parlementaires et gouvernants africains face à ce problème— soit des réactions virulentes de déni de la part des intellectuels.
L’un des seuls à avoir dénoncé ce mutisme est le politologue camerounais Achille Mbembé, dans un article publié dans la revue Politique Africaine en mars 2000 et qui a fait date, A propos des écritures africaines de soi (PDF).
Pour l’auteur de ces lignes, la lecture attentive des arguments avancés par les historiens africains ne convainc ni dans un sens (la participation des Africains), ni dans l’autre (leur non participation). En réalité, ils ne font que ressasser ce que l’on sait déjà sur l’inhumanité du phénomène et la façon dont il fonctionnait comme système.
Les intellectuels afro-américains unanimes
Cette attitude se trouve être à l’opposé des intellectuels noirs d’outre-Atlantique, descendants et héritiers de ces Africains victimes d’un voyage sans retour. Pour eux la question ne se pose pas; les Africains du continent portent une part de responsabilité dans la déportation de leurs ancêtres.
C’est ce qui ressort à la lecture du livre magistral de l’historienne africaine-américaine Saidiya Hartman, professeure à Columbia University, Lose your Mother: A Journey Along the Atlantic Slave Route, aboutissement de longues recherches faites au Ghana où elle a parcouru les anciennes routes empruntées par les caravanes d’esclaves de l’hinterland à la côte atlantique.
Plus encore, dans un article intitulé «Ending the Slavery Blame-game» («En finir avec le jeu du à qui la faute au sujet de l’esclavage») publié dans le New York Times du 22 avril 2010, le professeur Henry Louis Gates, Jr. de l’université de Harvard bouscule sérieusement la position sur laquelle s’arc-boutent la plupart des historiens africains. A partir des documents d’archives et des résultats de recherche dont il rend compte, il conclut sans détours que «la triste vérité, c’est que la conquête, la capture des Africains et leur vente aux Européens furent pendant longtemps une des principales sources de devises de plusieurs royaumes africains.»
S’appuyant sur l’énorme base de données concernant la traite transatlantique, Trans-Atlantic Slave Trade Database, dirigée par David Eltis de l’Emory University ainsi que sur des études menées par d’autres historiens comme John Thornton qui a beaucoup publié sur le Royaume du Kongo et Linda Heywood de Boston University, il souligne que «l’esclavage était un business, très bien organisé et lucratif autant pour les acheteurs européens que pour les vendeurs africains».
La Transatlantic Slave Trade Database contient des données sur plus de 12,5 millions de personnes transportées vers le nouveau monde de 1514 à 1866 et sur les ports d’où elles partirent. Cette base permet aussi d’établir qu’environ 16% des esclaves des Etats-Unis venaient du Nigeria et 24% du Congo et de l’Angola. On y apprend aussi que la plupart des esclaves venait d’une cinquantaine de groupes ethniques seulement, parmi lesquels les Akans du royaume d’Asante (actuel Ghana), les Fons du Dahomey (Bénin) les Mbundu de Ndongo dans l’actuel Angola et les Kongos (des deux Congo).
La question qui se pose alors est celle-ci: les Africains pourvoyeurs d’esclaves étaient-ils au courant des cruautés pratiquées dans le «Nouveau Monde»? La réponse du professeur Gates est un oui sans équivoque. Pour étayer son argumentation, il rappelle le parcours d’Antonio Manuel, l’ambassadeur du Kongo au Vatican qui, en route vers l’Europe en 1604, s’arrêta d’abord à Bahia au Brésil pour libérer un compatriote asservi par erreur. Il rappelle aussi qu’il y eut des milliers d’anciens esclaves qui revinrent en Afrique pour s’installer au Liberia et en Sierra Leone.
«Dans ces conditions, il est difficile de prétendre que les Africains n’étaient pas au courant et étaient innocents», conclut-il.
Il est certain que pour les Africains, faire reconnaître comme crime contre l’humanité la traite négrière orchestrée par l’Occident a constitué un enjeu idéologique, politique et symbolique important. Il est utile de rappeler une fois de pus que les Africains ne sont pas à l’origine de la traite négrière. Cependant, cela ne doit pas aboutir à faire l’impasse sur la complexité du phénomène. L’histoire nous apprend que pour que des systèmes d’oppression perdurent, il faut une part de coopération ou de collaboration d’un certain nombre d’acteurs sociaux des peuples qui subissent l’oppression.
Pourquoi n’en aurait-il pas été ainsi pour les Africains de l’époque? Le reconnaître ne retranche rien des crimes commis par l’Occident. En outre, cela permet de relancer un dialogue trop souvent évité, à cause de ce honteux commerce, entre les Africains d’Afrique et leurs descendants dispersés dans le vaste bassin de l’Atlantique.
Emmanuel Dongala est écrivain et professeur. Son dernier roman, Photo de groupe au bord du fleuve (Actes Sud, 2010) vient d’obtenir le Prix Kourouma 2011.