Kombo restait silencieux, je sentais qu’il allait s’enfoncer dans les profondeurs de sa forêt congolaise, me laissant seul sur la route, au bord de ce cimetière, avec mes questions. Pour la première fois depuis le début de notre relation, mon ton se fit plus ferme, plus insistant, presque brutal.
« – Ah non, Monseigneur, vous n’avez pas le droit de ne pas m’éclairer plus. Je suis votre fils fidèle, à votre service depuis quatre ans. J’en ai marre que vous me parliez nègre, je ne suis pas nègre, je suis blanc et je ne comprends pas tout ce que vous voulez me signifier. Vous savez parler blanc, alors, s’il vous plaît, parlez-moi blanc. Qu’est-il arrivé au cardinal Biayenda, que s’est-il passé cette nuit-là ? »
Kombo parut surpris par mon ton Il plongea son regard dans le mien, j’avais stoppé sa fuite. Il me répondit doucement, affectueusement comme un père craignant d’avoir blessé injustement son enfant.
« – Ils ont tué Biayenda parce que c’était un saint. Un homme qui portait l’évangile, un homme qui était l’évangile. Un homme qui transformait les cœurs les plus endurcis. Vois-tu, Hervé, Biayenda a réussi là où moi-même j’ai échoué. En 1977, il avait réussi à toucher le cœur de deux de nos dirigeants d’alors : le président Marien Ngouabi et l’ancien président Massamba Debat. Il avait convaincu en profondeur ces deux chefs du Congo, profondément choqués et perdus par l’échec total des 17 premières années d’indépendance, de se convertir vraiment à Christ. Il les avait convaincus d’abandonner la voie du communisme et du matérialisme dans laquelle s’était engagé le Congo. « Seul Jésus pourra vous permettre de sauver notre peuple » leur avait-il dit avec toute sa foi. Sous le regard du cardinal, Ngouabi et Massamba Debat définirent secrètement une nouvelle constitution qui entendait sortir le Congo de l’impasse du communisme. Le cardinal avait béni ce projet de constitution. Mais au Congo le malin est puissant et il veille. Un homme, le plus fort d’entre nous entretient des relations avec ces puissances du mal ; Cet homme fut informé du projet. Il s’assura du soutien des forces cubaines alors présentes au Congo communiste pour tuer le projet. C’est ainsi que Marien Ngouabi et Massamba Debat furent assassinés par quelques congolais voués aux forces de la mort et du cardinal. Le 17 mars, en fin de matinée, Marien Ngouabi fut rejoint dans l’hôtel où il se trouvait, par une dizaine de militaires, tous sous l’emprise du grand féticheur du Khani. Ils blessèrent à mort le président. Défiguré, mâchoire fracassée, il fut ramené à sa résidence de la présidence de la République, où sa propre garde cubaine l’acheva. On ne sait pas comment fut assassiné Massamba Debat, dont le corps ne fut jamais retrouvé.
– Pourriez-vous être plus précis Monseigneur ? Qui sont ces forces du mal ?
– Ces forces sont celles de la mort. Dans certains de nos rituels africains, des hommes appellent ces forces du mal et de la mort. Et tu peux me croire Hervé, ces forces du mal et de la mort. Et tu peux me croire Hervé, ces forces sont celles du Diable, et elles répondent.
– Il suffit de croire au mal ? Il faut ardemment désirer le mal et la mort. Je n’ai jamais vu Dieu, personne n’a jamais vu Dieu, mais vois-tu, je désire Dieu de toutes mes forces, ce Dieu incarné en Jésus. Le mal, Hervé, je peux te l’assurer, lui je l’ai vu, il existe. Ce mal là, seul Jésus a le pouvoir de l’écarter. Sans lui, il nous emporte.
– Pourquoi les congolais n’ont-ils pas achevé eux-mêmes le président ?
– Parce qu’il s’agissait d’un chef politique. Dans ce crime politique, ces congolais associés au Diable voulaient aussi associer les Cubains. Une sorte de pacte du sang signé avec Cuba, qui mouillait tout le monde.
– Et pour le cardinal, que s’est-il passé exactement ?
– Lui c’était différent. C’était un chef religieux, une affaire strictement congolaise Le chef de la religion du mal devait, pour installer son pouvoir, tuer le chef de la religion du Bien, incarné en la personne de Biayenda. Il ne s’agit pas là d’un assassinat bête et brutal, commis par des soldats ivres à la solde d’un mercenaire. Il s’agit d’un terrible sacrifice humain qui s’inscrit dans des liturgies de l’effroi. Car c’est dans l’effroi que surgit le diable. C’est ainsi que ces hommes perdus appellent les forces du mal à leur service. Dans la nuit du 17 mars 1977, quelques heures après avoir tué Ngouabi, le grand prêtre des forces du mal, le grand Khani, a envoyé des hommes à l’archevêché où dormait Biayenda. Personne ne savait alors que Ngouabi venait d’être assassiné. Le cardinal ne se méfia pas de ces hommes qui venaient le chercher. Le grand chef du Mal, caché derrière son masque rassurant de ministre de la Défense, appelait Biayenda en urgence. C’est dans la confiance qu’il accepta de les suivre. Arrivé à la hauteur du cimetière Ntsémé Talangaï, un barrage arrêta sa voiture. Ayant compris sans doute ce qui se passait là, ce qui qui l’attendait devant ce cimetière, le cardinal réussit à déjouer le barrage et à poursuivre sa route. Quelques kilomètres plus loin, il fit arrêter sa voiture pour s’enfuir dans la brousse vers la montagne appelée aujourd’hui « MONTAGNE DU CARDINAL », mais il fut vite rattrapé par les hommes du Khani. Ils se saisirent de lui et l’emmenèrent jusqu’au cimetière, qui est l’un des lieux privilégié où ils célèbrent et appellent les forces du mal. Ces cérémonies sont toujours nocturnes. Une tombe y était creusée. Le chef des forces du Mal ordonna à Biayenda de s’y coucher. Une rafale de mitrailleuse fut tirée à côté pour l’effrayer et afin qu’il s’exécute, mais le cardinal refusa. Il fut brutalement jeté dans sa tombe, là, il s’agenouilla et pria, tandis que les forces du Mal, sous le regard de leur grand chef, psalmodiaient lentement leurs incantations que le diable entend, tout en remplissant la fosse. C’est deux jours après seulement que le cardinal fut retrouvé dans cette tombe. Il était à genoux, sa main droite loin de son visage, mais à hauteur de son visage.
Je sais qu’en cette dernière qui fut la sienne, il bénissait ces hommes perdus et terrifiés, à qui il fit face jusqu’au bout.
« Seigneur, pardonnez leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ».
Ce fut la dernière prière d’Emile Biayenda.
– Comment avez-vous appris ce qui s’est passé cette nuit là ?
– A l’époque, j’avais choisi de travailler dans la fonction publique car là se trouvait l’élite du pays. Là je pouvais exercer une pastorale efficace, enracinée au cœur de la pâte humaine qui s’efforçait de construire le Congo moderne. Vois-tu, j’appartiens à une génération qui avait été touchée par l’expérience des prêtres-ouvriers en France. En ma qualité de prêtre, beaucoup d’hommes venaient se confier à moi. Quelques uns de ces hommes perdus, soldats et fonctionnaires, terrifiés par le geste qu’ils avaient commis, bouleversés par la prière du cardinal à genoux dans cette fosse, sont venus me confier leur crime insupportable.
– C’est pour cette raison que Jean Paul II vous a nommé évêque en 1980 ? Pour vous donner du poids et mieux combattre le Khani ?
– Oui, sans doute. Dès que j’ai connu les circonstances exactes de ce crime, je m’en suis ouvert à Monseigneur Firmin Singha, l’ami le plus proche du cardinal. Ils s’aimaient ces deux hommes, ils avaient le même âge, ils étaient l’un et l’autre mes guides, mes pères spirituels, à la source même de ma vocation sacerdotale. Monseigneur Singha a su informer le Vatican. Il y était écouté parce qu’on le savait très proche du cardinal.
– Mais où est Monseigneur Singha aujourd’hui ?
– Il est mort en 1993 alors qu’il était évêque de Pointe Noire.
– Mais de quoi est-il mort ?
– Il est mort empoisonné.
– Empoisonné par les hommes du Khani ?
– Oui, par les hommes du Khani.
– Mais le Khani, il avait été chassé du pouvoir par vous-même en 1991 lorsque vous aviez pris la tête du pays afin d’organiser l’alternance démocratique ?
– C’est exact. Mais le Khani n’était pas mort. Il était là, présent au Congo, et il continuait son œuvre de division et de mort. Il a même réussi à troubler et s’allier certaines consciences sacerdotales. Le Khani m’avait « driblé »….
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Extrait des Mémoire du Frère Hervé Zebrowski
* LES ASSASSINS DU CARDINAL
Terreur sur Brazzaville
Hervé Zebrowski
Editions du Chercheur d’hommes
ANTHROPOLOGIE, ETHNOLOGIE, CIVILISATION HISTOIRE, RELIGION AFRIQUE NOIRE Congo Brazzaville
Ce livre raconte l’histoire d’un cardinal du Congo Brazzaville, enterré vivant lors d’un sacrifice rituel qui s’inscrit dans un culte célébré par le pouvoir en place à Brazzaville. Dédié aux forces des ténèbres et de la mort, ce culte instaure un régime de la terreur dans cette région de l’Afrique centrale. L’auteur, de retour dans le bassin du Congo, s’efforce de comprendre les sources et les logiques de la tragédie des Congo.