« Il ne faut pas voir le mal partout ! », a lancé Wilfrid Nguesso lorsque les agents d’immigration canadiens l’ont interrogé sur la fortune de sa famille, soupçonnée d’avoir pillé le Trésor public de la république du Congo (communément appelée Congo-Brazzaville), l’un des pays les plus pauvres du monde, pour financer une orgie de dépenses de luxe.

Les agents n’ont pas été convaincus par l’homme d’affaires qui s’est présenté à l’entrevue paré d’une montre Rolex en or massif au cadran cerclé de diamants, et qui leur ricanait au visage lorsqu’ils lui posaient des questions sur ses investissements au Québec, selon les notes d’interrogatoire retracées par La Presse dans les archives de la Cour fédérale.

Si Wilfrid Nguesso était interrogé par les fonctionnaires de l’ambassade canadienne à Paris, ce jour de septembre 2012, c’est parce qu’il cherche depuis des années à immigrer à Montréal et y déménager ses affaires. En France, où il est présentement résident permanent, l’air commence à être irrespirable pour lui.

Wilfrid Nguesso est le neveu et le fils adoptif du président Denis Sassou-Nguesso, homme fort qui a dirigé le Congo-Brazzaville sous un régime de parti unique de 1979 à 1992, puis est revenu au pouvoir par la force au terme d’une guerre civile en 1997. Il a depuis remporté deux élections très contestées.

En France, la famille Nguesso est visée par une enquête judiciaire surnommée l’affaire des « biens mal acquis », qui fait la manchette depuis des années.

PLAINTE D’ONG

Ce sont des organisations non gouvernementales (ONG) anticorruption qui ont porté plainte à la justice française contre les familles de trois chefs d’État africains, dont Denis Sassou-Nguesso. Des juges d’instruction épaulés de policiers enquêtent sur des soupçons de « détournement de fonds publics », « blanchiment » et « abus de biens sociaux et de confiance ». Les familles visées sont soupçonnées d’avoir détourné les fonds publics des pays qu’ils contrôlent pour accumuler des fortunes colossales en France.

Plusieurs perquisitions ont déjà eu lieu. Selon le magazine en ligne français Mediapart, qui a eu accès à des documents de l’enquête, les policiers auraient retrouvé l’équivalent de 11,5 millions de dollars canadiens dilapidés par la famille Nguesso dans les boutiques de luxe parisiennes.

Une enquête préliminaire avait déjà identifié 4 appartements, 112 comptes bancaires et des voitures de luxe qui appartenaient à la famille, en France seulement.

Pendant ce temps, la Banque mondiale estime que près de la moitié de la population congolaise vit sous le seuil de la pauvreté. Le pays est au 142e rang sur 187 États dans le classement mondial de l’indice de développement humain. En 2011, le quart de la population n’avait pas accès à l’eau potable, selon le Programme des Nations unies pour le développement.

L’affaire des « biens mal acquis » pourrait mener à des saisies d’actifs par les autorités françaises dans le but de les redistribuer aux populations flouées. C’est ce que visent les plaignants.

C’est dans ce contexte que la demande de Wilfrid Nguesso pour immigrer au Canada a été étudiée par les autorités canadiennes.

RÉSIDENCE LUXUEUSE À MONT-ROYAL

M. Nguesso a présenté sa demande de résidence permanente le 27 décembre 2006, peu avant le dépôt d’une première plainte d’ONG anticorruption en France. À cette époque, sa famille venait de s’établir à Mont-Royal, où elle occupe toujours aujourd’hui une luxueuse demeure bardée de caméras de surveillance. La maison, achetée pour 840 000 $ sans hypothèque en 2007, a été rénovée au coût déclaré de 220 000 $ en 2011, selon les registres municipaux.

La conjointe de M. Nguesso, Claudia, est citoyenne canadienne et pasteure évangéliste. Les six enfants du couple sont citoyens canadiens et plusieurs d’entre eux fréquentent une école française à Montréal. Pendant l’étude de sa demande d’immigration, le fils du président visitait ses proches une fois par mois. Il a même fondé à Montréal une filiale de son entreprise, Socotram, qui ne semble pas avoir été très active. Son épouse et lui ont ouvert des comptes bancaires canadiens où au moins 1,2 million de dollars ont été transférés à partir de l’Europe, selon des documents de cour déposés par Citoyenneté et Immigration Canada et consultés par La Presse. Il a dit avoir confiance de pouvoir continuer son travail de PDG après avoir immigré.

Dès le dépôt de sa demande en 2006, Citoyenneté et Immigration Canada a entrepris une enquête approfondie sur ses finances et sa possible implication dans des détournements de fonds. L’enquête allait durer sept ans. Elle s’est concentrée en grande partie sur Socotram, l’entreprise dont Wilfrid Nguesso est le PDG.

Socotram est détenue à 45 % par l’État congolais et à 55 % par des intérêts privés. Le Congo-Brazzaville lui a délégué le droit de percevoir des droits de trafic maritime de plusieurs millions par année sur les chargements de pétrole qui quittent le pays par bateau.

Les fonctionnaires canadiens ont constaté que le traitement du PDG semblait « sans lien avec la réalité de [ses] activités professionnelles ». Ainsi, il aurait bénéficié :

— D’un salaire annuel de 3 millions de dollars.

— De plusieurs logements de fonction, dont sa maison au Canada et un appartement de luxe à Paris pour lequel la société paie un loyer… à lui-même, car il en est aussi le propriétaire.

— D’une prise en charge des frais d’éducation de ses enfants.

— De véhicules de luxe dans différents pays.

— De la possibilité de transférer des fonds de la société à lui-même s’il en a besoin.

M. Nguesso a affirmé en interrogatoire que l’actionnaire privé de Socotram était le consultant en fiscalité d’Outremont Stéphane Saintonge, condamné à 840 000 $ d’amende pour fraude fiscale en 2012 (son avocate n’a pas rappelé La Presse).

UNE « ORGANISATION CRIMINELLE »

Les fonctionnaires ont jugé impossible que M. Saintonge soit le propriétaire de Socotram. Ils croient que derrière des sociétés-écrans, le véritable propriétaire est Wilfrid Nguesso, qui a pris le contrôle de la collecte des droits maritimes congolais en collaboration avec sa famille « dans un but d’enrichissement personnel ».

Le verdict est tombé en décembre 2013 : les autorités canadiennes ont déclaré M. Nguesso interdit de territoire au Canada, car il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il est membre d’une « organisation criminelle » qui s’est livrée à des activités de criminalité organisée en détournant les fonds de la Socotram. À partir de ce moment, M. Nguesso s’est vu interdire de visiter ses proches à Montréal. Mais il a contesté la décision des fonctionnaires devant la Cour fédérale.

En juillet dernier, une juge lui a donné partiellement raison. Elle a annulé le refus de résidence permanente sous prétexte que les fonctionnaires ont été injustes de deux façons avec le demandeur : ils n’ont pas identifié précisément l’organisation criminelle dont il est soupçonné de faire partie et ils n’ont pas identifié de crimes dans le Code criminel canadien qui correspondraient aux infractions dont il est soupçonné en France.

Le dossier a donc été retourné aux fonctionnaires pour qu’ils refassent leurs devoirs. On ignore à quelle date ils rendront une nouvelle décision sur la demande d’immigration. Lorsque ce sera fait, M. Nguesso pourra à nouveau la contester s’il croit encore avoir été floué dans ses droits.

D’ici là, M. Nguesso ne peut toujours pas mettre le pied au Canada. Son avocate n’a pas rappelé La Presse. Personne n’a répondu lorsque nous avons tenté de joindre sa conjointe à Mont-Royal.

Chronologie de « l’affaire des biens mal acquis »

MARS 2007

Trois ONG françaises déposent une plainte pour « recel de détournement de fonds publics » devant le procureur de la République de Paris contre Omar Bongo, ancien président du Gabon, Teodoro Obiang Nguema Mbasogo, président de Guinée équatoriale, et Denis Sassou-Nguesso, président du Congo-Brazzaville.

NOVEMBRE 2007

Une enquête préliminaire donne une idée des fortunes colossales détenues en France par ces trois familles, mais la plainte reste lettre morte, car les infractions alléguées sont jugées « insuffisamment caractérisées ».

DÉCEMBRE 2008

L’ONG Transparency International France et un citoyen gabonais déposent une nouvelle plainte relative au patrimoine immobilier acquis en France par les trois chefs d’État africains et leurs familles respectives.

NOVEMBRE 2010

Malgré l’opposition du procureur général de la France, qui conteste la validité de la plainte, celle-ci est jugée définitivement recevable. Deux juges d’instruction sont chargés de l’enquête sur les « biens mal acquis ».

SEPTEMBRE 2011

Premières saisies de voitures de collection appartenant au fils du président de la Guinée équatoriale.

MARS 2014

Les juges d’instruction décident d’une mise en examen de Teodoro Obiang Nguema Mbasogo pour blanchiment d’argent. L’enquête se poursuit pour les autres chefs d’État et leurs familles.

Vincent Larouche, La Presse

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