Pour se débarrasser de son dictateur, la première règle est de ne compter que sur soi-même. Surtout, il ne faut pas croire que les Occidentaux voleront à votre secours. Faites d’abord le boulot, c’est alors seulement qu’ils se souviendront de l’universalité des fameux «principes démocratiques».
En second lieu, il n’est pas nécessaire d’avoir un homme providentiel, bien souvent il vous décevra et s’accaparera le pouvoir à la première occasion. Lui préférer une révolution sans leader, sans autre visage que celui du peuple. Cela a pour mérite de rallier les militaires et d’attirer la curiosité de l’opinion internationale.
Troisième point, il faut savoir choisir soigneusement ses manifestants. Veillez à tenir à l’écart les religieux extrémistes, les politiciens opportunistes, les ralliés de la dernière heure et les anarchistes destructeurs. En revanche, une jeunesse qui ne craint pas les balles et les gaz lacrymogènes —périmés ou non—, est un atout indispensable. La composante féminine est encore plus utile. Elle ajoutera du crédit à votre projet, vous ralliera une part non négligeable de la population (les femmes sont majoritaires dans TOUS les pays sauf l’Inde), abaissera le niveau de violence potentielle, et à l’occasion, une manifestation de femmes aux seins nus vous procurera quelques photos inoubliables.
Quatrièmement, cultivez vos amitiés sur Facebook. Ce ne sont pas plusieurs centaines, ni plusieurs milliers, mais des millions d’amis que vous devez avoir. Deux millions de Tunisiens ont leur page Facebook… C’est la condition du succès: l’effet feu de brousse qui se transforme en un gigantesque incendie. Internet est votre meilleur ami et votre plus sûr allié. Le dictateur, même bien informé, ne sait pas encore comment contrer le Web.
Dès lors, vous devez veiller à documenter votre révolution en vous équipant de smartphones capables de filmer les manifestations ou la répression policière. Les Chinois fabriquent de faux iPhone à bas prix, on peut s’en procurer pour une somme raisonnable. Et puis, pour une fois au moins dans votre vie, vos films amateurs intéresseront un public plus large que votre cercle familial. Le quart d’heure de célébrité d’Andy Warhol est à portée de main…
Cinquièmement, trouvez un nom qui sonne bien pour votre révolution. Les fleurs (œillets, tulipe, jasmin) ça commence à lasser. Les couleurs (rouge ou orange) ça n’est guère glamour. Au rayon des tissus, hormis le velours, on ne voit pas trop quoi choisir… Tweed, popeline, wax ou bazin… vous pouvez essayer mais le succès n’est pas garanti.
Dans le même ordre d’idée, un bon slogan vaut mieux qu’un long discours. «Ben Ali dégage!», simple et direct —bien qu’un peu sommaire— s’est révélé d’une efficacité redoutable. On peut certes le reproduire de pays en pays, mais vous devez faire preuve d’originalité; c’est à ce prix que votre révolution sortira du lot et sera médiatisée de par le monde.
Sixièmement, sachez retourner les policiers et les soldats. Après tout ce sont des hommes comme vous, des citoyens et des pères de famille. Beaucoup ont les mêmes problèmes quotidiens que vous. Ils habitent parfois la rue d’à côté. Profitez-en donc pour aller sonner à leur porte la nuit venue, et les convaincre —en insistant si nécessaire— de rejoindre les rangs de la révolte. Si certains sont réticents, essayez avec leurs enfants. Les fils de policiers ont sans doute des comptes familiaux à régler avec papa. Ils seront les premiers sur les barricades, à jeter des pierres.
Le septième point est le plus important en ce début de 21e siècle. Votre révolution doit être exemplaire afin de pouvoir s’exporter. Pas de pillage à grande échelle: on n’est pas en Grèce. Pas d’usage de déjections humaines ou animales: on n’est pas en Grande-Bretagne dans une manifestation d’étudiants en colère. Pas de lynchage systématique: on n’est pas au Pakistan.
En revanche, ayez quelques blogueurs lookés «sympa», à la Steve Jobs, patron cool, qui sauront s’adresser aux journalistes et poser devant les caméras. Autre façon de séduire, nommer rapidement un blogueur à un poste ministériel, d’où il tweetera pendant les Conseils des ministres. Accueillir à bras ouverts la presse étrangère, et se mettre dans la poche un grand réseau de télévision, de type Al-Jazeera ou CNN.
Huitième point, mettez la main sur le carnet d’adresses privé de votre dictateur. Il a probablement tout un réseau d’amis puissants venus d’Europe, d’Afrique ou d’Amérique: présidents, ministres, hommes d’affaires, intellectuels et artistes de renom. Il s’en trouvera bien quelques-uns qui auront passé des vacances dans vos hôtels de luxe, au frais du contribuable.
Plus ces personnalités seront puissantes dans leur pays et plus vos révélations provoqueront de scandale. L’objectif étant de faire culpabiliser les grandes puissances et de les amener à vous soutenir pour ne pas paraître complices. Au passage, vous aurez sans doute la satisfaction de voir quelques ministres étrangers démissionner piteusement en s’excusant d’avoir dégusté des bricks au thon dans l’avion privé d’un homme d’affaires proche du régime.
Neuvième point, c’est le moment de penser à culpabiliser la finance mondiale. Votre dictateur est d’abord un voleur et les banquiers du Nord sont ses complices. L’argent est quelque part dans des coffres étrangers, c’est le moment de le crier haut et fort et de réclamer son retour au pays. Vous aurez, de surcroît, l’immense plaisir de voir des banquiers cossus ou des dirigeants complices faire acte de contrition en public. Avec un peu de chance, il se trouvera un Suisse pour demander pardon. Soyez magnanime, n’exigez pas forcément la tête de votre dictateur, mais simplement son portefeuille, qui, après tout, est un peu le vôtre.
Dixième point. Si Dieu s’est reposé au septième jour, il n’est pas question pour vous de faire de même. Une fois le dictateur en fuite, la partie n’est pas pour autant terminée. Il vous reste encore beaucoup de travail pour gérer la transition et installer un nouveau pouvoir.
Une révolte, ce n’est pas si compliqué; mais une révolution c’est une entreprise de longue haleine. Gardez la tête froide.
© Kidi Bebey et Alex Ndiaye – Slate